Je suis une héroïne

 
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‘‘J'ai un pouvoir magique, le pouvoir du verbe. Voilà. J'ai fait apparaître un lapin. Et un gland.”

Collage littéraire autour de la création et l’écriture. On part se perdre tout nus dans la forêt, mener des enquêtes, faire une traversée solitaire en voilier. On va oublier notre nom, faire apparaître un gland, et écrire l’Histoire. Entre autres.

Promenade de 4 pages, 8 minutes, 1895 mots

Je suis personne
À l'origine, il n'y a rien. Dieu n'a pas encore créé les jours de la semaine. À l'origine, je suis pauvre. Je suis toute nue et à la case départ sans sac à dos. À l'origine, je vois le silence et entends le néant. À l'origine, je suis pétrifiée de froid et grelotte de peur. À l'origine, je suis une enfant, je suis terrifiée par la nuit et cachée sous mon lit. À l'origine, je suis toute seule dans le noir au milieu de la page blanche. À l'origine, j'ai le choix. Rallumer la lumière et retourner nul part, ou rester dans le noir et avancer quelque part. À l'origine, je n'ai pas le choix. Il n'y a qu'une recette, une solution, une navette, un seul chemin qui mène au matin. La nuit. À l'origine, il n'y a qu'une manière d'y aller. Sauter dans le vide. À l'origine, je suis personne. À l'origine, il faut trouver le début.

Au début, je choisis de devenir quelqu'un. Je suis trapéziste sans filet. Je m'élance.

Mon nez grand ouvert, les oreilles toutes voiles dehors, la peau éveillée, je me saisis de l'inspiration.


Je suis aveugle

Au début, je progresse laborieusement dans le noir. J'ai peur des obstacles, des tapis, des branches au niveau de mon nez. Je trébuche sur mes pensées de chaise sur mon chemin ou lego sous mon pied, je me cogne contre le spectre de ma trouille, je baroude au milieu de mes idées noires. Mes pas peureux formulent mon hésitation. Ma démarche est une griffonnade nerveuse. Mon allure est entravée par les mots qui s'enfuient sous mes pieds. Ma foulée est ponctuée par le désir de me jeter sur l'interrupteur. Si tout est tellement loin, lui n'est qu'à portée de main.

Je tâtonne les mains devant moi. Longtemps. Je cherche une île, un signe, un mot. Une porte. N'importe laquelle. Je suis arrêtée au point et perdue dans la marge. J'ai soif. Je ne trouve pas la source d'inspiration. Je m'efforce longtemps. Et puis, un jour je m'éprouve. Je suis surprise par l'odeur du châtaignier, mes mains devinent les formes du vide, mes doigts découvrent le lambris des murs de la maison, épousent le dossier d'une chaise, rencontrent la douceur d'un voile. Mon corps retrouve la vue. Je respire. Mes pas bégaient moins. Ma foulée s'exprime plus facilement. Mon nez grand ouvert, les oreilles toutes voiles dehors, la peau éveillée, je me saisis de l'inspiration.

Je surveille l'idée, je la suis, je la traque, je la poursuis. Je reste en planque dans ma R5 des jours et des nuits, j'attends qu'elle surgisse, qu'elle sorte de sa cachette. 22h42. L'idée est sortie de sa chambre d'hôtel. Son amant s'appelle Patrick et il a une grosse moustache.


Je suis détective privé
J'observe, je gribouille des notes de mes observations les plus pointues. 07h, mon inspiration était délicieuse. 08h30, j'aime bien la lumière du matin. 17h, j'adore les histoires d'enfants martyrisés qui deviennent quelqu'un. 23h, Lady Doll, c'est rigolo comme combinaison.

Je suis des pistes, l'odeur du chocolat, l’harmonica au bout du couloir, le pincement dans mon ventre quand tu soupires, les tambours dans la jungle, la joie dans la tristesse, les traces de mon rire, les témoignages de mon enfance, les empreintes de lumière, l'ombre de l'invisible… Je surveille l'idée, je la suis, je la traque, je la poursuis. Je reste en planque dans ma R5 des jours et des nuits, j'attends qu'elle surgisse, qu'elle sorte de sa cachette. 22h42. L'idée est sortie de sa chambre d'hôtel. Son amant s'appelle Patrick et il a une grosse moustache.

Parfois les idées sont très bavardes et confessent tout de suite leur secret. Parfois je m'épuise dans des gardes à vue interminables avec des idées qui ne veulent rien dire. Mais tu vas avouer petite garce ! Parfois j'oublie qu'on obtient beaucoup plus de résultats en leur apportant un café qu'en les maltraitant.

Je résous des énigmes, des rébus, des mots croisés. Je perce les mystères de l'âme, des cœurs, des cartes au trésor. Je cherche la vérité, la lumière, le miracle. Ma voix.


Je suis médium
Je psalmodie des incantations littéraires. J'invoque les esprits, les démons, les fantômes. Je les chante et les appelle. Je les convoque, les invite à mon bureau. Écouter les fantômes. Tenir réunion avec eux. Aller au bureau tous les jours. Je rencontre les morts, les mythes, les voix. Les esprits me parlent en rêves, ils me racontent leurs mémoires. Je fais tourner les tables et les pages du roman. Je retourne les cartes des chansons. Je lis des aventures dans ma boule de cristal. Je formule des prophéties, je prédis la suite du feuilleton, je vois la fin de l'histoire. Je fais apparaitre les ectoplasmes de fiction et les spectres légendaires.

Parfois il n'y a personne de l'autre côté du voile. Parfois Chacun son tour les cocos ! Tout le monde aura son rendez-vous ! Certains sont terrifiants, me bousculent, me crient dessus. D'autres, me font mourir de rire, m'émeuvent, me font la cour. J'ai l'esprit commerçant, je les reçois tous avec courtoisie. Un fantôme heureux est un fantôme qui reviendra.


Je suis secrétaire de direction
Secrétariat de l'Univers bonjour. Ne quittez pas. Je vous écoute.

Il parle comme une mitraillette, mes doigts attrapent ce qu'ils peuvent sur la machine à écrire. Parfois il se tait, il bafouille, il bredouille, il soupire. Parfois il radote et se perd. L'Univers est un patron distrait qui vous donne la moitié des infos, peut vous réveiller à 03h du matin parce que la réponse n'attend que toi, vous jette des dossiers, des mots, des images, des idées à la figure sans prévenir, vous attaque et vous couvre de post-its.

Inépuisable, il griffonne sur des nappes en papier, des tickets de caisse, des mouchoirs. Il m'appelle à la piscine, au cinéma, au pressing. Très ouvert, il vient frapper à la porte des toilettes, s'invite à un dîner amoureux, ou me rejoint sous la douche. Il n'a pas d'horaires. Moi non plus. Passionné, il me retient en réunion après 19h, m'empêche de manger, me tient la jambe dans l'ascenseur.

Certains jours, j'imagine qu'il est déplacement, il ne vient pas au bureau. Le wifi peut aussi être contrariant. Oui je vous reçois. Copy. Ah bah non je vous reçois plus. Copy. Je reste à sa disposition et ne quitte pas ma chaise. Je suis disponible et disposée. Fidèle à mon poste. Un patron heureux est un patron qui vous récompensera avec une belle prime de Noël.

Ma vie c'est l'océan, le vent et les traversées solitaires. Je ne sais jamais où je vais, ni quand je reviendrai. Je peux naviguer des mois sans rencontrer une baleine ou une mouette, sans fouler un corps, la terre ou un port.


Je suis un loup de mer
J'ai un voilier, une longue-vue, un tee-shirt marin superbement ajusté 100% coton, un mini-short très sexy et confortable, et une grosse barbe de marin. Ma vie c'est l'océan, le vent et les traversées solitaires. Je ne sais jamais où je vais, ni quand je reviendrai. Je peux naviguer des mois sans rencontrer une baleine ou une mouette, sans fouler un corps, la terre ou un port.

Je m'occupe, je répare ma coque, raccommode mes voiles, rafistole mes mains abîmées, je m'ennuie sur ma proue, j'offre mon corps au soleil et contemple mes taches de rousseur apparaitre tout doucement, je respire le vent, je nage au milieu de l'océan. Je traverse la houle, la frénésie, le déferlement. J'affronte les intempéries d'incertitude, les orages de doute, les tempêtes de chagrin. Ils me retournent, me dessalent, me chavirent, me renversent.

Mon corps est ma boussole. Il sait ce qu'il fait et où il va. Mes mains précèdent la brise de la pensée, le bruit du mot, le souffle de la parole. Je m'oriente avec le chant des sirènes, la lumière d'un phare, l'odeur de la rafale, le goût du courant, la couleur de l'air. Toute seule. Au milieu de nul part sur ma chaise de bureau. Je garde le cap.


Je suis un explorateur
Je suis Christophe Colomb, Marco Polo, Buzz Aldrin. Je suis un argonaute. Je voyage dans le temps, les mondes parallèles, la nuit, les limbes, l'au-delà, les étoiles, l'imagination… Je pars à la conquête de l'ouest, de l'espace, de l'œuvre. Je suis partie en expédition avec mon cheval dans mon vaisseau spatial. J'ai découvert les Amériques, des galaxies, les terres de mon sujet.

Je visite le lieu de l'histoire, les champs de l'intrigue, des forêts de motifs, des lacs de questions. Je chevauche en amazone et à cru mon nouveau monde, je galope sur l'œuvre, j'explore les contours de l'objet, la forme du territoire. Il ressemble à une botte, une larme, une lune, un poème.

Je rencontre ceux qui étaient déjà là, les habitants, ma nouvelle tribu, mes personnages. Je les regarde, les observe, les dessine. Ils m'enseignent leurs codes, leurs lois, leurs styles. Ils me racontent leur histoire, partagent avec moi leur feu, leur repas et leurs pensées. J'étudie leur allure, leur galbe, leur silhouette. Je bâtis des églises, des villes, des paragraphes. Je crée la légende, une nouvelle langue. J'écris l'Histoire.


Je suis un gentleman cambrioleur

Je dérobe les bijoux, les montres, les histoires. Je suis un pickpocket de l'anecdote, un chapardeur du bon mot, un cleptomane de la bonne blague. Je suis un faussaire, un faux-monnayeur, un imitateur. Je copie votre style, j'emprunte votre rire, je pastiche votre voix, je mime votre démarche, j'écris votre rôle. Je suis un bandit de grand chemin, une fripouille, une voleuse. Je suis écrivaine.

Je suis un bandit de grand chemin, une fripouille, une voleuse. Je suis écrivaine.


Je suis une magicienne
Je suis Merlin l'Enchanteur. Je fais danser les livres. Je suis Mary Poppins. Tout ce dont j'ai besoin, les galaxies, un nom, un souvenir, un café, un stylo, est dans mon sac à main. Je suis Houdini. Je suis la reine de l'illusion et de l'évasion. Je suis Albus Dumbledore. J'attrape mes pensées et les libère dans une pensive. J'ai un pouvoir magique, le pouvoir du verbe. Voilà. J'ai fait apparaître un lapin. Et un gland. Je formule des sortilèges, des enchantements, des envoutements. J'ensorcelle le lecteur, le charme, le séduis.


J'ai oublié mon nom
Je suis une métamorphose, un cri silencieux, un sprint sur place, un tourbillon contemplatif. Je suis le héros aux 1001 visages, je suis Cyrano de Bergerac, je suis Ian Solo. Je suis l'eau, l'amour, une carotte, une solution, un regard, une serpe, une R5, ma sœur. Je suis un miracle, je suis le cosmos, je suis le vide. Je suis chef d'orchestre, je suis danseuse, je suis alpiniste, je suis chasseuse de papillon, je suis couturière, je suis joaillière, je suis une machine à écrire. Je suis plus grande que moi, je pense plus grand que moi, je regarde plus loin que moi. Je suis tout et rien à la fois.


Je suis une héroïne
Aujourd'hui, j'ai fait un voyage initiatique dans les ténèbres. J'ai affronté la nuit et la peur. Parfois ma piste ne menait nul part, je me suis perdue. Parfois j'ai réalisé avoir tourné en rond pendant des heures autour du même arbre. Parfois, je me suis découragée, j'ai douté, j'ai fait l'enfant capricieux, j'ai jeté mon baluchon par terre et je suis partie bouder dramatiquement sur une pierre. J'abandonne. Je bouge plus. Ou j'ai joué une chanson triste à l'harmonica pour la poésie de la paresse et de la procrastination. Parfois je me suis condamnée dans le grand tribunal de l'égo. Nul. Zéro. Dé-gueu-lasse ma bonne Madame. Cessez donc toute activité littéraire. Pour le bien de la communauté. Parfois je me suis agitée, j'ai perdu la patience. J'ai perdu mes lunettes, le chemin, la foi, la certitude, le mot, une idée, le courage. Mais je les ai toujours retrouvés. Et j'ai continué.

Malgré les saisons, la météo, les indésirables qui se sont invités et m'ont suivi partout comme des dames de compagnie, le chagrin, la tristesse, la colère, je suis allée au bout de ma journée, de mon voyage, de ma page.

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Manifeste pour un naturisme amoureux