J’irai tatouer son nom sur mon cul

 
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Certes, j’y étais peut-être allée un peu fort, on me demandait un carré de chocolat, je leur ai jeté une dinde de huit kilos au beau milieu de la table.

Collage littéraire autour du coup de foudre, de souvenirs de voile, de tatouage, des émotions et de la foi. On s’électrocute, on saute dans le vide, on déjeune chez Mamie et on jette une dinde sur la table. Entre autres.

Promenade de 4 pages, 10 minutes, 2452 mots

Dès l’instant où ma main se dépose sur la barre, je reste pétrifiée. J’ai plongé mes doigts dans la prise électrique et je suis sidérée par le courant. À travers ma main s’introduisent la foudre, les éclairs, le tonnerre, les tornades, les tsunamis, les tempêtes, les comètes, les supernovas…

Je garde un souvenir terrible des cours de voile que mon père m’imposait les étés de ma jeunesse en Bretagne. Il désirait partager quelque chose avec moi, sa passion de la mer et du vent, créer un moment de connexion et de convivialité père-fille au milieu de la tempête. Dans son fantasme, on aurait bravés la tempête ensemble, retournés le bateau dessalé avec nos deux corps frêles, on aurait été insolents, on se serait moqués des vagues et on aurait ri face au danger. On serait retournés à la maison bras dessus-bras dessous, collants et échevelés, on aurait mis du sable partout dans la voiture de Mamie en sachant parfaitement qu’elle menacerait de ne plus jamais nous la prêter, mais putain, quelle rigolade.
Le moment de convivialité commençait systématiquement par mes sanglots sur le siège arrière de la voiture et sa grosse voix mi-désespérée mi-exaspérée : Ah non Sarah, tu ne vas pas commencer.

Si. Je commence déjà. Ensuite, je pleure sur la plage en enfilant ma combinaison parce qu’elle est mouillée et remplie de sable, parce qu’elle sent les pieds et parce que j’ai déjà froid. Je pleure parce qu’il n’y a pas de poches pour ranger ma crème solaire. Je pleure parce qu’il me regarde avec déception. Je pleure parce que je ne sais pas comment lui dire, Papa, je déteste la voile, je veux rentrer à la maison.

Tenir la barre entre mes mains. C’est en réalité la seule raison pour laquelle je pleure.
Je n’ai pas peur, du vent, du sable, de me noyer, d’être retournée, des secousses. Chevaucher les vagues à une allure dangereuse, sentir la force et la puissance des éléments me soulèvent le cœur de joie, du moment que je ne conduis pas, simplement passive et passagère, en sécurité à côté du capitaine.
Mais dès qu’il s’agit d’attraper la puissance et la force entre mes mains, de me soumettre et m’abandonner à elle, je ne réponds plus de moi. Dès l’instant où ma main se dépose sur la barre, je reste pétrifiée. J’ai plongé mes doigts dans la prise électrique et je suis sidérée par le courant. À travers ma main s’introduisent la foudre, les éclairs, le tonnerre, les tornades, les tsunamis, les tempêtes, les comètes, les supernovas… Quand mon père se sent réveillé et vivant par la violence de la nature, moi je ne ressens que l’agonie de celui qui sait qu’il va mourir. Quand il se sent électrisé, moi je suis littéralement électrocutée. Je ne veux pas savoir, je ne veux pas ressentir la foudre. Je suis électrocutée par le divin et toute la beauté du monde m’est inaccessible, je suis impuissante face à elle. Je ne vois que des catastrophes naturelles ou la fin du monde.

Je ne sais pas comment lui dire, Papa, je ne veux pas retourner dans le défibrillateur géant, je ne peux pas le supporter.

Je n’ai jamais pu tenir la barre plus de trente secondes. Je m’en libérais furieusement et m’enfuyais dans le silence loin du regard affligé de mon père. Je n’acceptais, contre mon gré, que de m’occuper du foc et de tenir la grande voile du dériveur. J’avais toujours les doigts dans la prise électrique mais je n’allais pas mourir du coup de la foudre. J’attendais dans une peur fulgurante que la semaine me passe dessus et que la foudre me traverse.

Je n’ai plus jamais repensé à mes souvenirs honteux du club de voile, ni à l’électricité de la barre du dériveur jusqu’à cet homme. Une ampoule a sauté quelque part en le découvrant, j’ai senti du courant dans le flirt, un écho prometteur, des fourmis rouges à un endroit que je croyais creux et vide.

J’ai retrouvé le vent, la mer, l’électricité, le défibrillateur géant, le divin, la puissance, la force. J’ai compris toutes les chansons dont le sens m’échappait, je me suis souvenue des mots que je cherchais et ceux qu’il me manquait, et aucun mot ne pouvait raconter sa peau. Un tremblement de terre, une secousse, un sursaut, une gifle, un réveil brutal en tombant du lit, un accident de la vie. Le coup de la foudre.

Puis j’ai rencontré sa peau. Je suis tombée dans une faille spatio-temporelle, dans le vertigo, la 4ème dimension. Une vague m’a renversé par surprise, la foudre m’a coupé le souffle et le tonnerre a recouvert la réalité. J’ai été arraché, propulsé, jeté dans le dériveur, au milieu d’une tempête dangereuse en slow-motion, la main accrochée à la barre. J’ai retrouvé le vent, la mer, l’électricité, le défibrillateur géant, le divin, la puissance, la force. J’ai compris toutes les chansons dont le sens m’échappait, je me suis souvenue des mots que je cherchais et ceux qu’il me manquait, et aucun mot ne pouvait raconter sa peau. Un tremblement de terre, une secousse, un sursaut, une gifle, un réveil brutal en tombant du lit, un accident de la vie. Le coup de la foudre.
Je me suis enfuie. J’ai retiré mon corps de la prise électrique comme ma main sur la barre du dériveur. Si la présence insupportable de l’électricité s’évanouissait dès lors que je la lâchais, je suis restée sous tension cette fois-ci, électrocutée pendant de nombreux jours, comme si je n’avais jamais lâché cette barre. L’émotion avait été puissante et divine, inexplicable et incontrôlable. J’étais chargée de lui, son empreinte m’avait marquée au fer rouge à l’intérieur.

Certes, j’y étais peut-être allée un peu fort, on me demandait un carré de chocolat, je leur ai jeté une dinde de huit kilos au beau milieu de la table.

Les cheveux encore échevelés et le dedans toujours électrisé, je me suis rendue le week-end suivant au déjeuner familial. Il est de tradition de demander des nouvelles de la vie sentimentale des célibataires entre le fromage et le dessert, bien après les affaires sérieuses comme la construction d’une maison, la signature d’un CDI ou la rentrée scolaire du petit dernier. Comme un entremet ou un interlude récréatif, on pose la petite question sucrée qui va bien avec le café : Alors Sarah ? Et les amours ?
Elle ne sait pas quoi dire Sarah, elle est bouleversée par une grande et violente émotion, elle a été frappé par la foudre. Elle n’en sait pas plus que vous, elle n’a pas de mots, elle sait juste qu’elle a mis sa main dans une prise électrique divine. Vous comprenez ?
Non. Personne n’a compris. Certes, j’y étais peut-être allée un peu fort, on me demandait un carré de chocolat, je leur ai jeté une dinde de huit kilos au beau milieu de la table. Mais mon débordement m’aura permis de remarquer un fait intéressant.
Notre cœur de midinette va souvent chercher le coup de foudre dans la musique, le cinéma, la littérature avec le plaisir un peu voyeur et la honte légère qui l’accompagne, mais dès qu’il s’agit de le rencontrer dans la réalité, alors là… plus personne n’y croit, et peut-être même que personne n’a envie d’en parler. Le coup de la foudre doit rester là où il est, dans le fantasme et les tiroirs de la collégienne fleur bleue que l’on a été un jour.
Une brise sceptique a soudain soulevé tous les sourcils en point d’interrogation et déplacé les bouches de tout le monde en moue boudeuse. On a ricané, on m’a regardé avec une tendre pitié, on m’a jeté de la naïveté à la gueule et on a joué les gros durs des cours de récré, de ceux qui savent la vérité.

Je leur partageais mon émotion grandiose et divine et on ne faisait que me ramener à une réalité basse et sordide. Je parlais de la joie, ils me parlaient de leurs peurs. Je leur racontais la beauté, ils me répondaient par des légendes terrifiantes de maris infidèles, des histoires d’horreurs d’hommes qui disparaissent dans la nature, de faits divers terrorisants de déceptions amoureuses, ruptures par SMS et de torrents de larmes.

Qu’elle soit grandiose ou non, on méprise souvent l’émotion, on se moque un peu d’elle. On la chahute un peu, on se fait des passes au pied avec elle. Ce n’est pas très sérieux une émotion. Il n’y en a que pour le sentiment, la construction, l’épreuve du temps.

Il est tellement facile de minimiser une émotion, la réduire, la regarder de haut. Après tout elle n’est qu’une réponse physique à un stimuli, un état bref et intense. Ce n’est qu’une fulgurance, un courant électrique qui nous traverse. Qu’elle soit grandiose ou non, on méprise souvent l’émotion, on se moque un peu d’elle. On la chahute un peu, on se fait des passes au pied avec elle. Ce n’est pas très sérieux une émotion. Il n’y en a que pour le sentiment, la construction, l’épreuve du temps.
Ce jour-là, je portais mon miracle d’émotion d’un blanc étincelant fièrement sur les épaules, ils me l’ont rendu tâchée de jus de gigot et de terre séchée, rétrécie à la machine à laver et trouée par des cigarettes. C’en était trop pour moi, je n’aime pas qu’on se moque de mes affaires intérieures. La sagesse me disait sans doute de me calmer et ne pas insister, après tout, est-ce bien important de s’emporter pour ça ? Je sais ce que j’ai vécu et personne ne pourra ne me l’enlever. Mais comme je ne maîtrise pas encore tout à fait la sagesse et que la seule réponse que je connaisse et maîtrise merveilleusement est la provocation, j’ai plutôt pris ce chemin-là.
Ah ! Ils ne comprennent pas la poésie ? Mon point météo du cœur ? L’électricité ?
Cette rencontre a été tellement fulgurante que je pourrais me faire tatouer son nom sur le cul, SON NOM SUR MON CUL !, c’est plus clair là ?

Ah ! Ils ne comprennent pas la poésie ? Mon point météo du cœur ? L’électricité ? Cette rencontre a été tellement fulgurante que je pourrais me faire tatouer son nom sur le cul, SON NOM SUR MON CUL !, c’est plus clair là ?

Oui. C’était beaucoup plus clair. J’ai passé mon week-end à les rassurer et certifier sur l’honneur, la main sur le cœur : juré, craché, mais nooooooon, c’était une image, je ne vais pas me faire tatouer son nom sur mes fesses.
Mais vous me prenez vraiment pour une gourde ?
Oui. On me prend vraiment pour une gourde. Une gourde qui croit au coup de la foudre.

J’ai cherché pendant plusieurs jours pourquoi je me suis autant laissée déborder et emporter dans la provocation, pourquoi j’avais été autant touché de ne pas avoir été crue, prise au sérieux ? Pourquoi l’idée commune est que seul le temps donne de la valeur aux choses d’ailleurs ?
Alors je veux bien pour le calvados ou le cognac, un Extra Old 15 ans ça en jette un peu plus qu’un label « Trois pommes » de 2 ans, mais pour le reste… Mon histoire d’amour dure depuis cinq minutes, certes, mais elle est vingt fois plus intense et surprenante que la dernière qui aura duré une longue année et sur laquelle on aurait pu écrire : « Vinasse tiède et amère ».

J’étais troublée, pourquoi avoir peur, appréhender, penser tout de suite au pire ?, alors que la seule chose que je voulais était savourer mon aventure divine fulgurante et me laisser porter par elle.
Je ne leur disais pas que je décidais en cinq minutes que c’est avec lui que je passerai ma vie, que je croyais au destin, aux âmes sœurs, que je faisais de ce parfait inconnu mon mari, le père de mes futurs enfants, mon partenaire de prêt sur 35 ans. Je ne leur parlais pas d’avenir, je leur parlais d’un moment, du présent.

Tout à coup, les petits sourires moqueurs, les doutes, l’incompréhension de ma famille n’avaient plus aucune importance. Je n’avais plus besoin de jeter une dinde de huit kilos sur la table pour me faire entendre. Il ne restait plus que la paix et la Javanaise. Et alors si nous nous aimons le temps d’une chanson ?

Et puis j’ai eu une révélation, une épiphanie… un coup de la foudre… Finalement, je n’étais pas vexée que l’on me pense assez gourde pour me faire tatouer le nom d’un inconnu sur les fesses, j’en étais honorée. Même s’ils avaient raison, cet acte particulier aurait été complètement stupide mais j’aimais l’idée de me définir comme complètement imprévisible et audacieuse jusqu’à l’extrême.
Alors même si je n’allais certainement pas prendre un rv chez le tatoueur pour le lendemain, quelque part je ne trouvais plus cette idée totalement saugrenue, je ne pouvais pas m’empêcher de penser : « Et pourquoi pas ? ».
J’entendais la cacophonie de mon orchestre familial : « Oui mais et si tu te trompes Sarah ? Et si tu tombes ? Et si tu te fais mal ? Et si tu perds ? ».
Un très beau chœur liturgique a soudain recouvert ce brouhaha et s’est mis à me chanter dans les oreilles : « Et alors ? ». C’est vrai ça ? Et alors ?
Tout à coup, les petits sourires moqueurs, les doutes, l’incompréhension de ma famille n’avaient plus aucune importance. Je n’avais plus besoin de jeter une dinde de huit kilos sur la table pour me faire entendre. Il ne restait plus que la paix et la Javanaise.

Et alors si nous nous aimons le temps d’une chanson ?
Et alors, si je ressors de la mer les cheveux échevelés, la culotte coincée entre les fesses, la combinaison arrachée, un doigt de pied mangé par un requin ? Et alors si je pleure, si je dessale, si je casse mon bateau, si je manque de me noyer ? Et alors, si j’ai cru à quelque chose qui n’existait pas, à un mensonge, à de belles paroles ? Et alors, si l’électricité fout le camp, si au bout de dix minutes je préfère lui dire finalement non merci et rentrer chez moi ? Et alors si ça ne colle pas, si ça ne marche pas, si je me prends les pieds dans le tapis ?
Et alors ?
Je resterai vivante. Il est sans doute moins dangereux de sauter les pieds joints dans un coup de foudre que de monter dans un dériveur. On ne meurt pas d’une émotion, aussi forte et puissante et soit-elle. J’aurai osé. Je serai électrisée mais pas électrocutée. J’aurai saisi la barre et je ne l’aurai pas lâchée parce que j’ai eu peur.

C’est de cette manière-là que j’ai envie de vivre. J’ai envie de suivre l’émotion, prendre la main qu’il me tend et sauter avec lui de la falaise, de sauter dans le vide et l’inconnu sans peur, avec la joie au corps. J’ai envie d’avoir la foi, de prendre le risque, de jouer, de miser, de Croire, de croire que tout est possible, que tout peut arriver. J’ai envie de perdre, échouer, et remonter encore dans le bateau.
Je préfère croire, avoir confiance, donner ma confiance, faire un acte de foi plutôt qu’avoir peur, abandonner, passer à côté de moi.
Je préfère me sentir vivante cinq minutes que morte pendant dix ans.
Je préfère être une folle-dingo, une aventurière, une héroïne.

Et qu’importe le nom que je ferai tatouer sur mon cul, Michel, Patrick, Alain, Bernard, Nicolas… c’est bien plus que le nom d’un homme que je veux déclarer sur mon corps, en réalité je manifeste mon droit de me tromper et je veux aimer chaque erreur que j’aurais eu dans la peau.

Je ne suis pas non plus complètement zinzin, l’audace n’empêche pas la prudence. Je vais tout de même suivre la procédure qui me semble juste, analyser au labo mon émotion, effectuer des tests, lui donner du temps, de la lumière, essayer de la cultiver et voir si elle peut grandir et fleurir.
Au mieux, elle mute en beau sentiment, une chose sérieuse et respectable aux déjeuners familiaux, au pire elle meurt dans l’œuf mais elle m’aura donné le courage de prendre un risque et l’élan de remonter dans le dériveur, affronter ma peur de la barre et naviguer gaiement. Et finalement, le pire est peut-être le mieux qu’il puisse m’arriver.

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