Par le pouvoir de l’Abrazo Cosmique
‘‘ Je m’endormais toutes les nuits avec cette triste épiphanie, ma sœur et moi ne pourrons jamais retourner dans le tube de dentifrice.”
Collage littéraire autour de la gémellité, la nostalgie, un tube de dentifrice et le tango argentin. On va « mitoser », chanter "Que je t'aime" à sa sœur, voyager dans le temps et fermer les yeux dans le cou d’un danseur. Entre autres.
Promenade de 5 pages, 12 minutes, 2611 mots
…
Avant même de pleurer, de téter, de respirer de l’air, avant même d’exister, d’avoir conscience de mon nom, j’éprouvais déjà deux choses dans ce monde sans mots, ma sœur et l’étreinte.
NOSTALGIE : Du grec ancien νόστος, nóstos (« retour ») et ἄλγος, álgos (« douleur ») ; soit, « mal du pays ».
1. État de dépérissement et de langueur causé par le regret obsédant du pays natal, du lieu où l’on a longtemps vécu.
Avant même de savoir danser le tango argentin, ou même de connaître le mot qui désigne cette danse, l’abrazo faisait déjà partie de mon savoir instinctif. Il s’était diffusé dans mon ADN durant huit mois d’infusion au cours desquels ma sœur et moi germâmes en position de siège et nous enlaçâmes dans la caverne de notre mère. Avant même de pleurer, de téter, de respirer de l’air, avant même d’exister, d’avoir conscience de mon nom, j’éprouvais déjà deux choses dans ce monde sans mots, ma sœur et l’étreinte.
Nous avons été arrachées de notre abrazo par césarienne un mercredi matin de 1984. Une grande main gantée nous a expulsées de la caverne cosy et confortable sans ménagement et selon la seule alternative possible : par les pieds. Je commençais ma vie avec déjà un double traumatisme, la mitose et la naissance. Avec la mitose, nous avions été séparées en deux mais au moins nous étions regroupées dans l’étreinte, à la maison dans notre abrazo. Je pouvais encore croire que nous n’étions qu’une seule cellule. Dehors, nous sommes devenues deux organismes vivants totalement indépendants. Chacune a reçu un prénom et une couleur pour nous différencier. Rose pour moi, jaune pour elle. Couette pour moi, queue de cheval pour elle. Elle a eu ses jouets, j’ai eu les miens.
Nous ne partagions plus qu’un patrimoine génétique et une apparence semblable. La cellule-œuf avait deux destins et ils ont grandi en miroir. Si je suis née avec un désir de fusion, elle est arrivée sur terre avec une soif profonde d’indépendance. Je n’ai toujours regardé qu’elle tandis qu’elle détournait le regard, surtout loin de moi. Je suis née traumatisée, elle est arrivée libérée. J’ai commencé ma vie avec la Nostalgie de notre pays natal, elle a commencé la sienne vierge et insouciante, innocente de ne l’avoir jamais connu et de ne pas s’en souvenir.
D’aussi loin que je me souvienne, et avant même d’avoir trouvé les mots pour le dire, j’ai toujours eu ce sentiment étrange dans le cœur. Je suis née inconsolable.
D’aussi loin que je me souvienne, et avant même d’avoir trouvé les mots pour le dire, j’ai toujours eu ce sentiment étrange dans le cœur. Je suis née inconsolable. La première chose que j’ai respiré sur Terre n’a pas été de l’air mais le chagrin d’amour. Je ne suis pas née comme tout le monde, en vie, j’ai longtemps eu le sentiment d’être arrivée déjà morte. La vie n’était pas devant moi, elle était derrière et elle était déjà finie.D’aussi loin que je me souvienne, je me suis toujours sentie « arrachée », incroyablement seule et orpheline, et c’était bien les seuls mots qui me venaient me trouver et m’expliquer ce qu’il m’arrivait. Ils étaient en contradiction totale avec la réalité, rajoutant un trouble à ma profonde et insoluble tristesse.
Ma douleur n’avait pas de mots, elle n’était qu’une vague et lointaine sensation, presque un souvenir, comme un bras fantôme que l’on m’avait jadis amputé. Sauf que mon bras avait sa propre existence. Une famille à lui, deux enfants, un mari. Mon bras pouvait me raccrocher au nez, il ne recherchait pas son autre bras, j’avais même parfois le sentiment qu’il le fuyait son bras jumeau. Le toucher le dégoûtait presque, comme s’il avait peur d’être « démitosé ». Il aimait plus que tout sa condition de bras indépendant. Et mon bras ne se souvenait plus qu’il fût un temps nous étions plus qu’une paire de bras, nous étions un corps. Il avait tout oublié. Il avait oublié le monde d’avant, organique et sans mots, il avait oublié l’abrazo.
Je n’ai jamais eu qu’une obsession toutes ces années derrière moi, retourner à la maison comme Ulysse. Mon unique présent était mon Odyssée, et mon avenir, mon passé.
Je recherchais ma sœur partout, dans le lit, mes amitiés, mes amours, dans le sexe, les baisers, les sourires… Je ne lésinais pas sur les moyens, je prenais tous les chemins, toutes les occasions, toutes les unions qui pouvaient me soulager et me rapprocher d’elle.
J’étais droguée à l’amour, la seule terre où je croyais pouvoir la retrouver. Je restais inconsolable, rien n’avait le même goût que ma sœur.
Il existe de nombreuses routes pour fusionner et retourner dans la cellule, dont deux voies rapides : le sexe et le tango. La connexion étant beaucoup plus privilégiée dans le tango que le sexe, je me suis vite concentrée sur le tango et l’ai intronisé Autoroute Sacrée vers la fusion.
Le Tango représentait à lui seul la timeline d’une histoire d’amour et de mon odyssée malheureuse en trois minutes et quatre actes. Un coup de foudre et le désir. Une passion et un soulagement. Une séparation et le chagrin d’amour. La déception et le manque.
En premier naissait le coup de foudre, qui n’est jamais autre chose qu’un coup de foudre pour soi-même. On ne tombe pas amoureux d’un autre, c’est soi que l’on retrouve et reconnait dans l’autre. Exactement comme voir son propre reflet qui nous surprend dans la vitrine d’un magasin. C’est ma sœur que je croyais voir partout dans les reflets des magasins. Ce qui est moi était forcément elle.
Je me glissais dans le désir comme dans du Osvaldo Pugliese, sans aucune retenue. Comme une désespérée qui sait très bien ce qu’elle fait, je libérais la violence et la douceur. Ensuite je m’abandonnais dans l’ivresse d’une valse nostalgique et je m’éveillais avec une infinie douleur le long d’un air d’harmonica d’Hugo Diaz, une milonga triste où je prenais conscience de ce corps qui n’était plus le mien et dont j’allais bientôt me séparer.
Je n’avais pas retrouvé ma sœur. C’était juste quelqu’un d’autre, une autre cellule qui n’était pas elle, pas moi. Ou plutôt ce n’était que moi. Je n’ai jamais quitté terre et j’ai rouvert les yeux, toute seule.
Je repensais alors à Woody Allen et sa définition de l’entropie, « C'est ce qui fait que quand le dentifrice est sorti du tube, il n'y a aucune chance de l'y remettre ». C’est éveillée et nostalgique que je m’endormais toutes les nuits, dévastée par cette triste épiphanie, ma sœur et moi ne pourrons jamais retourner dans le tube de dentifrice.
J’étais prisonnière d’« Un jour sans fin », sauf qu’à l’inverse de Bill Murray je ne me souvenais jamais l’avoir vécu. À la fin de cette journée que je revivais plusieurs fois par nuit, je rencontrais et me heurtais aux mots irréversibilité et impermanence. Je repensais alors à Woody Allen et sa définition de l’entropie, « C'est ce qui fait que quand le dentifrice est sorti du tube, il n'y a aucune chance de l'y remettre ». C’est éveillée et nostalgique que je m’endormais toutes les nuits, dévastée par cette triste épiphanie, ma sœur et moi ne pourrons jamais retourner dans le tube de dentifrice.
Je me réveillais le lendemain matin endormie et inconsciente, remplie de cette obsession de revivre encore et encore la mitose à l’envers, la fusion. Si. Je pouvais défier les lois de la physique et ce n’était pas Woody Allen qui allait m’arrêter. Et c’est avec le cœur désespéré qu’aucun enchantement ni aucun corps ne pouvaient consoler, que je courrais et me jetais dans toutes les étreintes que je rencontrais sur mon chemin et qui m’ouvraient en grand les bras, les sourires, les regards, les abrazos, les corps, les histoires d’amour, les coups de la foudre… L’ivresse, et les gueules de bois…
J’avais un destin important à accomplir moi, comme Ulysse et E.T., rentrer à la maison.
En dehors de l’étreinte et de ma nostalgie, il y avait la vie. Cette partie-là de l’existence ne m’a jamais vraiment intéressée. J’ai essayé pourtant. Tout le monde le faisait et avait l’air de s’en accommoder plutôt bien. Pas moi. J’ai passé plus de temps dans la profondeur abyssale de ma tristesse que dans cette perte de temps que les autres appelaient « la vie ».
Il n’y avait qu’un présent qui comptait pour moi, celui où je pouvais rejoindre la douceur de mon monde sans mots, là où j’étais vivante. La vie, bon… on en faisait tout un plat, on s’affolait pour des choses qui me passaient complètement au-dessus de la tête, la carrière, l’achat d’un appartement, les vacances, l’abonnement à la salle de gym, aller boire des coups, sociabiliser…
J’avais des choses plus sérieuses en tête moi. J’étais ET l’extraterrestre, j’avais été projeté sur une planète qui n’était pas la mienne et avais été séparé de ma famille. Elle était sympa la famille dans laquelle j’avais atterri mais je n’avais pas le temps de jouer avec Elliot et ses copains, de faire du vélo avec eux ou de me déguiser pour Halloween. Elle n’était pas ici la vie, elle était chez moi, sur ma planète, dans ma cellule-œuf.
J’avais un destin important à accomplir moi, comme Ulysse et E.T., rentrer à la maison.
Alors la vie, j’ai essayé. Plutôt mollement pour être honnête. Je regardais par la fenêtre en cours de maths, j’ai tenté de m’intéresser à des corps qui n’étaient pas le seul qui m’intéressait ou les conversations de la machine à café, de faire semblant d’aimer la vie et ses joies comme son vin, ses drogues, ses nuits blanches…
J’ai vécu comme ça, là sans être vraiment là, présente mais absente, le corps abandonné sur terre et la tête dans les nuages toutes ces années derrière moi, jusqu’à... Je ne peux même pas le dater, donner un temps précis aux sentiments et aux mots que j’ai trouvé dans le cou d’un danseur de tango. Était-ce un instant ou une succession de moments ? La première fois que j’ai rencontré ce cou particulier ? Ou bien était-ce la dixième fois que j’ai senti quelque chose ? Je ne sais pas quand j’ai trouvé les mots, un jour j’ai simplement pris conscience qu’ils étaient-là.
Tout à coup, un Soudain distordu par le temps et rempli de moments fulgurants, je n’ai plus eu envie de vivre comme j’avais toujours vécu, absente, enfermée dans une profondeur suffocante, épuisée par une Odyssée insoluble et impossible. Je n’ai eu plus envie de me rouler par terre en chantant « Que je t’aime » de Johnny Hallyday à ma sœur, de lui en vouloir et envier son ignorance salutaire de notre terre et notre passé.
Je ne voulais plus ressusciter quelques minutes par nuit. Je désirai vivre. Tout le temps. Tous les jours. Toutes les nuits. Je voulais être là, maintenant, dans le cou de mon danseur de tango argentin et tous les autres cous qui voudraient bien m’accueillir.
Je suis incapable de raconter quand c’est arrivé, pourquoi ce cou particulier, à ce moment précis de ma vie. Çà s’est juste produit, mais je me souviens de comment c’est arrivé.
C’est arrivé quand j’ai fermé les yeux. Je n’avais jamais fermé les yeux dans les bras de l’autre. Il avait toujours été nécessaire de les garder grands ouverts pour diverses raisons somme-toutes évidentes. Surveiller la route par exemple, un accident de la vie est vite arrivé. Ou bien pour garder un minimum de liberté et d’indépendance, je suis d’accord pour être le follower mais je veux connaître le programme et pouvoir proposer des itinéraires. Entre autres.
Je ne sais pas si c’est arrivé la première fois que je les ai fermés, je me souviens plutôt d’un inconfort terrifiant et d’une sensation-souvenir de chercher les toilettes la nuit dans une maison obscure que je ne connais pas. Peut-être était-ce la deuxième fois ? Il me semble qu’à la troisième, je pouvais me repérer dans le long couloir et cartographier la salle de bain. C’était toujours troublant et je me cognais encore beaucoup contre les pieds et les genoux de mon cou particulier mais j’arrivais à progresser les yeux bandés. Peut-être qu’à la dixième tentative, j’ai baissé les bras que je tenais résolument devant moi.
Emmène-moi où tu veux, aux toilettes, dans la cuisine, aux Buttes-Chaumont, en Australie… Je te suis. Fais ce que tu veux de moi, mon corps est à nous, je t’enveloppe avec le mien.
Et puis un jour, dans le noir, j’ai vu et j’ai trouvé des mots que je ne cherchais même pas. Je faisais confiance à mon danseur argentin, je m’abandonnais complètement à lui et à son cou. J’arrêtais de lutter, de trop attendre, de la chercher partout ma sœur, mon amour, mon cosmos. J’abandonnais. Je m’abandonnais à ce cou, au moment, à l’obscurité. J’avais baissé toutes les armes, je m’étais rendue.
Emmène-moi où tu veux, aux toilettes, dans la cuisine, aux Buttes-Chaumont, en Australie… Je te suis. Fais ce que tu veux de moi, mon corps est à nous, je t’enveloppe avec le mien.
C’est juste arrivé. C’est dans le noir que je vois, c’est en ne sachant pas où je vais que je suis exactement là où je dois être, c’est quand j’oublie mon nom que je suis à ma place et quand j’oublie le tien que je peux te rencontrer.
J’ai commencé à rencontrer d’autres cous et à fermer les yeux à l’intérieur de leurs creux. Le cou de mon danseur argentin restait particulier et unique mais je retrouvais dans beaucoup d’autres ce sentiment étrange et délicieux de l’abandon.
Je continuais de courir et de me jeter dans toutes les étreintes que je trouvais. Tout était pareil mais tout était différent. Je courrais retrouver l’abrazo et le tango la joie au corps, comme si j’allais retrouver mon amour après un long voyage. Plus je fermais les yeux et plus le désespoir me quittait. La nostalgie s’était transformée en une douce et belle mélancolie, que Victor Hugo définissait comme le bonheur d’être triste.
SI. J’avais raison. J’ai défié les lois de la physique et Woody Allen avait tort. La magie existe.
Mon Odyssée s’est arrêtée là. Quelque part dans un présent d’instants superposés.
Ce n’est pas une illusion. Je démitose et retourne dans le tube de dentifrice toutes les nuits. Je remonte dans le temps, je retrouve mon âge d’or, ma maison, la fusion. Et chose surprenante je ne suis ni triste ni désespérée de revenir. Peut-être un peu ivre et groggy, mais heureuse du voyage.
Je rouvre les yeux avec le sourire. Putain elle était délicieuse cette histoire d’amour. La passion était aussi belle que le chagrin. La fusion aussi belle que la mitose.
Je rouvre les yeux et je suis vivante. Je ne suis pas seule et je ne suis pas née différente des autres. Ma sœur jumelle était partout, je suis entourée de cellules qui sont exactement comme moi, arrivées au monde uniques, singulières et exilées.
SI. J’avais raison. J’ai défié les lois de la physique et Woody Allen avait tort. La magie existe.
Je n’ai jamais retrouvé ma sœur, je ne suis pas retournée vivre dans la cellule comme je l’avais toujours désiré. J’ai trouvé mieux, j’ai découvert des trésors, la machine à remonter dans le temps et une famille infinie de cellules orphelines. J’ai déjà vécu une grande histoire d’amour, ma sœur, et je peux en vivre des milliers d’autres.
Mon obsession a changé d’objet, ce n’est plus elle que je recherche dans mes étreintes aveugles, je ne pense qu’à retrouver cette magie troublante et curieuse qui illumine mon chagrin obscur.
Cette magie a plusieurs noms. Ceux que je prenais pour des ignorants et des andouilles la nomment « la vie » et les illuminés « le présent ». J’ai décidé de l’appeler « la grâce ». Un présent intemporel d’harmonie parfaite. Le présent que je choisis et dans lequel je suis en vie.
C’est avec mon danseur argentin que j’ai rencontré mon nouvel espace-temps, la grâce, et c’est aussi lui qui m’a fait découvrir la singulière représentation du temps d’un peuple d’Amérique du sud, les Aymaras, qui situent le passé devant et l’avenir derrière. Le passé serait devant parce qu’il a été vu, contrairement au futur.
Cette idée m’a immédiatement séduite, je peux même dire qu’elle a été plus qu’un coup de foudre, elle a été un coup de grâce. Les Aymaras devaient être des danseuses de tango argentin, pour aller vers l’avant ils marchaient en arrière.
Toutes ces années, je n’avais vu que mon passé devant moi. Je vivais dans l’illusion mais j’avais senti juste sur un point, mon passé était bien devant moi, et il me suffisait de l’étreindre dans un abrazo pour marcher dans la bonne direction.